Avenue
Fabre d'Églantine
Tout dans la biographie de Fabre d'Églantine et de sa
famille peut conduire à des digressions sans fin ; tout peut-être
sujet à polémique ; à commencer par la signification de son nom
d'emprunt, la détermination de la ville où il est né et, pourquoi
pas, la précision de sa date de naissance. Malgré les recherches
nombreuses, savantes, éclectiques dont il a été l'objet, il n'est pas
rare que les ouvrages d'érudition les plus actualisés et les plus sérieux
le fassent naître, encore de nos jours, le 28 décembre 1755, en lui
assignant, comme ville natale, tantôt Carcassonne, tantôt Limoux.
Ces conjectures inlassablement perpétuées, trouvent
très certainement leurs origines dans le comportement assez dissolu du
poète, son manque d'exactitude dans l'accomplissement de ses devoirs,
la fougue de son libertinage, et puis bien sûr, les déclarations, plus
ou moins alambiquées, plus ou moins romancées, qu'il a été conduit
à faire devant la Justice pour tenter, à plusieurs reprises, d'atténuer
la portée répréhensible de ses actes.
Pourtant, le futur Conventionnel est bien né à
Carcassonne, comme le prouve l'acte transcrit sur le registre de
catholicité de la paroisse Saint-Vincent.
Philippe François Nazaire, fils de François Fabre,
et d'Anne Catherine Jeanne Marie Fonds son épouse, est baptisé le 29
juillet 1750 ; mais le certificat qui porte mention des personnes et témoins
présents, fait état de Jean Andrieu, à la fois oncle du nouveau-né
et curé de Saint-Martin, ce qui peut amener à sous-entendre, de
Limoux, et concourir à propager une erreur difficile à mettre à néant.
Philippe Fabre, nous apprend lui-même, par ses déclarations
et ses écrits, qu'il n'a pas eu, bien au contraire, une éducation négligée.
Son père, considéré comme un homme de grand mérite, honnête, à
l'esprit droit et juste, est marchand drapier à Carcassonne,
manufacturier-foulonnier à Limoux, enfin avocat au Parlement de
Toulouse ; sa mère, d'origine noble, est fille de gentilhomme ; c'est
aussi la sœur du sieur Fonds, seigneur de Niort en Languedoc. Dans ces
conditions, et dans un tel milieu, la conduite chaotique du jeune Fabre
paraît incroyable.
Le marchand drapier, dont les affaires périclitent
dangereusement à Carcassonne, accablé de reproches par sa femme Anne
Catherine qui ne supporte plus un état de fortune amenuisé, prend la décision
de conduire sa famille à Limoux, où les Fonds disposent d'une jolie
maison située rue de l'Airal. De là, soit par le portanel du
Pont-Vieux, soit par celui de la Carrasserie, son foulonnier peut
facilement atteindre les berges de l'Aude pour le lavage des laines ou
le séchage de londrins, moins beaux que ceux d'antan, mais encore très
acceptables.
Philippe Fabre, âgé de sept ans, s'y trouve donc par
déduction, le 6 mars 1757, lorsque naît dans cette ville sa jeune sœur,
Louise Germaine Thérèse. Il reçoit au collège des Doctrinaires,
probablement jusqu'au début de l'été 1770, une solide instruction
littéraire, apprend la musique, la peinture et la gravure, talents qui
le serviront fréquemment au cours de son existence aventureuse.
Philippe plaît aux femmes de Limoux. Il s'en aperçoit
dès l'âge de quatorze ans et raconte comment une religieuse qui lui
apportait une infusion de camomille alors qu'il était alité avec une
forte fièvre au collège, passa délicatement sa main sous la
couverture et le caressa longuement avant de s'enfuir précipitamment ;
il nous parle encore avec suavité des instants délicieux passés dans
la lingerie, à exercer son talent naissant sur un corps qui abandonne
paraît-il sa virginité et de l'aventure survenue près de son
domicile, rue de l'Airal. Philippe observe les radeaux de fustes destinés
aux galères royales qui flottent au fil de l'eau, lorsqu'il est attiré
derrière les rames de draps blancs par une lavandière qui lui fait goûter,
séance tenante, le dos contre un ormeau, et les frusques remontées,
l'exaltation de l'impromptu.
L'abbé du collège des Doctrinaires qui semble ne
s'intéresser ni aux frasques de jeunesse ni aux déflorations, en
convient, cet enfant est bien trop doué, pour rester enfermé à Limoux
et son père trouve bien dommage de le sacrifier au commerce des draps ;
il doit rejoindre la congrégation des Doctrinaires de Toulouse pour
professer, comme maître-adjoint, les basses classes, en y enseignant le
latin et le français.
Les années passées ont éprouvé Philippe ; il a eu
la douleur de perdre d'abord sa petite Louise à l'âge de quatre ans et
ensuite ses deux autres sœurs, Antoinette et Jeanne aussitôt après
leur communion ; Joseph, son frère, s'en est allé comme cadet au régiment
Royal-Roussillon mais il n'est pourtant pas fâché de quitter Limoux,
ses affections tranquilles, ses prudences frileuses et ses monotones
devoirs. Il rêve d'autres vénérations que celles du curé et du
teinturier. Il songe sûrement à d'autres plaisirs comme les sottes délicatesses
de l'amour qui peuvent parfois conduire au gibet.
Pendant son séjour à Toulouse, en 1771, il envoie au
concours de l'Académie des Jeux Floraux un "Sonnet à la
Vierge" qui obtient le Lis, c'est-à-dire la récompense consacrée
à ce genre de poème. Par modestie, ou pour une autre raison, le jeune
maître, vêtu de l'humble souquenille ecclésiastique, ne se révèle
pas et le sonnet est publié anonyme au recueil de l'année. Philippe
Fabre n'a jamais obtenu, comme on l'a répété si souvent, le prix de
l'Églantine d'or, car cette distinction était seulement conférée aux
auteurs qui concouraient pour la prose. L'erreur, c'est le poète lui-même
qui l'a provoque. Il n'a pas obtenu l'Églantine, mais le Lis. Hésite-t-il
à prendre le nom de la fleur héraldique des armes royales, ou bien le
pseudonyme adopté déjà par plusieurs de ses compatriotes ? Peut-être
estime-t-il que "Fabre d'Églantine" renvoie une sonorité
plus poétique et plus harmonieuse ? Mais tout simplement, il souhaite
tourner la page et se donner une nouvelle identité d'emprunt lorsqu'il
annonce à son père désolé qu'il abandonne la religion des saints
Doctrinaires de Toulouse pour se tourner vers la déshérence, la comédie
et le théâtre.
Pour quel motif, Philippe se fit-il comédien ?
Quel est le théâtre qui reçut ses premiers essais ? Il est assez
difficile de répondre avec précision à ces deux questions ;
toutefois, si l’on s’en rapporte à l’épître dédiée à l’un
de ses amis,
on peut y voir, des chagrins domestiques, l’indifférence de sa mère,
une intrigue amoureuse qui auraient bien pu influer sur sa décision et
le déterminer à paraître sur la scène.
Ce qui est certain, puisqu’une lettre
de son père expédiée de Limoux le 15 avril 1772 nous l’apprend,
c’est qu’il adopte son pseudonyme à compter de cette époque ;
qu’il a quitté les Doctrinaires de Toulouse, qu’il se trouve à
Grenoble où il semble, déjà alors, dévier de la bonne voie : «…
Si vous ne m'eussiez pas trompé, mon fils, aussi souvent que vous
l'avez fait, je pourrais croire moins difficilement ce que vous me
marquez… L’étalage que vous me faites de votre bonne fortune me
paraît d’ailleurs trop peu s’accorder avec votre conduite passée
et votre dernier état… comme ce serait une assez grande imprudence de
ma part de ne m’en rapporter qu’à vous seul… Si vous ne me
trompez point dans cette affaire … et plus loin, … en réparant
votre inconduite, vous vivrez désormais en homme de bien et digne de répondre
par de bons sentiments à ceux que je n'ai cessé de vous inspirer ».
La profession de comédien étant alors considérée comme
abjecte, on peut fort bien admettre que ces mots : « en réparant
votre inconduite » se rapportent à la détermination prise
par le fils, d’entrer au théâtre ; cependant, l’issue de
l’affaire dont parle son père, n’est probablement pas celle
qu’attendait Favre d’Eglantine ; car il part de Grenoble,
s’abandonne aux hasards de l’existence, vit en bohême, fait force
dettes. Réduit aux expédients, poussé par la nécessité, il doit, de
son aveu, se faire quatre fois comédien avant d’entrer en Belgique.
On le voit d’abord à Châlons-sur-Saône, où il a avec une certaine
Sophie Poudon, une liaison de tendresse qui va si loin qu’il est
question de mariage ; puis à Beauvais,
à Paris,
à Mâcon où il connaît l’intrigue amoureuse avec une actrice nommée
Julienne ; avant de le retrouver à Namur le 26 décembre 1776.
Là, il est engagé par la troupe Hébert pour la
saison théâtrale 1777 ; ce qui le conduit, à la faveur de la
grande intimité qui lie les artistes, à éprouver un sentiment tendre
pour Catherine, fille aînée des comédiens Deresmond, âgée de quinze
ans et demi à peine. Accusé par la mère de rapt, de séquestration et
de séduction de son enfant mineure,
Fabre d'Eglantine est arrêté, puis écroué le 22 février 1777. Au
moment de son procès, il dénonce tout l'entourage, entremetteur selon
lui, des pires débauches. Promis à la pendaison, il est gracié et
expulsé des Etats soumis à la domination de l’Autriche par le
gouverneur des Pays-Bas.
À
nouveau nomade, « le débauché, souillé du plus salle et du
plus honteux libertinage» se rend à Strasbourg où il épouse, le
9 novembre 1778, une demoiselle Marie Nicole Godin, pour l’état-civil,
qui pourrait bien être la même personne que cette jeune Catherine
Deresmond, enlevée alors qu’elle utilisait, comme sa famille, un nom
de théâtre.
A Paris, Fabre d’Eglantine se fait engager avec son épouse
au théâtre de Maëstricht et fait représenter, le 7 février 1780, sa
première pièce : Laure et Pétrarque, dont quelques
romances de cet opéra-comique reviennent encore souvent à nos lèvres :
« Il pleut, il pleut bergère - Presse tes blancs moutons -
Allons sous ma chaumière - Bergère, vite, allons - Et bien, voilà ta
couche - Dors-y jusques au jour - Si mon amour te touche - Ah, veuille
sans détour - Me le dire bergère ».
C’est à nouveau l’errance du couple de comédiens ;
un peu avant la clôture de la saison théâtrale, Fabre quitte Maëstricht
pour se rendre à Sedan et contracter ensuite un engagement pour la scène
de Liège d’où il se fait expulser ; réduit à un état de gêne
voisin de la misère, le poète gage ses propres costumes de scène et
tente de mettre fin à ses jours, mais un revirement de fortune l’empêche
d’en arriver à cette triste extrémité. A l’occasion de
l’installation d’un buste honorant le célèbre musicien André Grétry,
compositeur du chef d’œuvre « Richard Cœur de Lion »,
Fabre d’Eglantine, dont la verve s’échauffe, écrit en huit heures
un poème de cent quarante vers,
dans lequel il rappelle et caractérise, avec un rare bonheur le retour
de l’artiste dans sa ville natale ; malgré la défense qui lui
en a été faite, il paraît au théâtre, force la consigne, se précipite
sur scène et lit avec une éloquence distinguée, son hommage à Grétry.
La déclamation s’achève au milieu d’applaudissements.
Le retour en France, de Fabre et de sa femme,
s’effectue d’emblée par le théâtre d’Arras où le sieur
Doisemont, directeur en 1781, les engage respectivement comme chef des
premiers rôles et chef des premières chanteuses. Il se produit là, un
fait étrange, en tous cas singulièrement curieux et prémonitoire pour
le futur Conventionnel ! La saison théâtrale débute par une pièce
intitulée « La Partie de Chasse d’Henri IV ». François
Nazaire y remplit la charge du roi ! Il déclare même qu’il
l’interprète « avec un agrément universel » et se
dit satisfait de sa prestation pour une distribution « quoique
peu brillante et presque oubliée depuis cinq ans ».
Toutefois, il est nécessaire d’élargir cet accroc de l’histoire,
en se rappelant la pièce en vers, dédiée l’année précédente par
Fabre d’Eglantine au roi de Suède, Gustave III, suivie peu après
d’une épître adressée, comme hommage, au Prince-Evêque de Liège.
Encenser à tel point la royauté ! Il y a là, sachant ce que
devint Fabre, un non-sens ou de plus profondes circonstances qui restent
à découvrir.
La troupe orchestrée par Doisemont, joue de mois en
mois, tantôt ici, tantôt plus loin ; le métier, passablement
fatigant, fait jeter les hauts cris à Fabre d’Eglantine :
« … être chaque quinzaine à faire et défaire des malles,
dans l’intervalle jouer tantôt d’un côté, tantôt de l’autre,
et cela tous les jours, tout cela me donne du tracas, de la peine et de
l’humeur ». Le caractère ombrageux du poète et son
commerce difficile ne lui permettent de s’accommoder ni au mal, aggravé
par de très petits appointements, irrégulièrement payés, ni à la
menace de licenciement dont souffre son épouse, Catherine Deresmond. Il
sollicite le privilège de la scène de Douai
dont la direction lui est accordée jusqu’en 1783, et quitte ensuite définitivement
le nord de la France à une époque où meurt probablement sa femme.
L’existence à Douai appartient au passé ; les
idées politiques n’ont pas encore germées dans l’esprit de Fabre
qui entretient volontiers une correspondance suivie avec son ami,
l’avocat Henkard, auquel il se confie pour des questions de théâtre,
ses affaires personnelles, l’éducation de son fils et surtout,
toujours, ses ennuis financiers, sa gêne, les crédits et les moyens
qui le tiennent en dépendance. Fabre d’Eglantine accepte cette fois
un engagement pour le théâtre de Lyon, sur la scène duquel il est
accueilli en comédien, pendant les années 1784 et 1785. Le Conseil de
la Ville de Nîmes, se prononce ensuite en sa faveur, au cours de la séance
du 11 mars 1785 et lui accorde le privilège exclusif des spectacles de
la communauté pour la période courant de la Pâque suivante à la Pâque
de l’an 1786. C’est Avignon maintenant ; où il tient les
premiers rôles tragiques et comiques ; où il contracte un nouveau
mariage après avoir enlevé, comme à Namur, sans le consentement de
ses parents, la jeune demoiselle Lesage. Il est vrai, qu’à cette époque,
à cet endroit, les amoureux clandestins trouvaient toute facilité grâce
à la bienveillante présence du nonce pontifical.
La situation financière du ménage est loin d’être
brillante. Traqué par ses créanciers, Fabre laisse partir sa femme à
Paris, tandis que de son côté, il se réfugie chez les Doctrinaires de
Toulouse, qui le reçoivent en qualité d’ancien confrère. Pour
reconnaître la généreuse hospitalité qu’on lui accorde dans un
moment critique prolongé, il se rend utile en donnant des leçons de déclamation
aux écoliers destinés à paraître dans les exercices littéraires qui
précèdent la distribution des prix. Ici se termine la carrière
dramatique de Fabre d’Eglantine, hachée de pénibles déboires.
Croyant, avec raison, que la capitale de la France peut seule lui offrir
quelques chances de réussite, y s’y rend en 1787 pour se consacrer de
façon exclusive à la littérature. Sa première pièce : « Les
Gens de lettres ou le poète provincial à Paris », essuie un
désaveu à la Comédie-Italienne, le 21 septembre 1787. Loin de se décourager,
Philippe François Nazaire produit avec une nouvelle ardeur, l’une des
meilleures comédies de la fin du XVIIIe siècle :
« Le Philinte de Molière ou la Suite du Misanthrope »,
capable seule de lui faire octroyer une place distinguée parmi les poètes
dramatiques français.
Réduit aux expédients, poursuivi par le besoin,
Fabre d’Eglantine apparaît comme l’un des bohêmes, alors si
nombreux en France, qui n’aurait certainement jamais acquis la notoriété
sans cette fièvre révolutionnaire propre à l’échauffement de tous
les esprits de son temps.
Le feu de la politique, emporte l’écrivain. Fabre
entre au Club des Cordeliers, qui deviendra le club des Jacobins, se lie
avec Danton dont il devient le secrétaire au ministère de la Justice,
puis avec Camille Desmoulins. Après le 10 août 1792, il publie un
journal mural : « Compte rendu au peuple souverain »,
devient membre de la Commune insurrectionnelle et député Montagnard à
la Convention. Révolutionnaire intransigeant, il reste favorable aux
massacres de Septembre et tente même de les étendre en Province. Élu
député de Paris à la Convention, il fait adopter par l’Assemblée
son calendrier républicain, le 25 octobre 1793 et devient par ce fait
hautement symbolique, immortel.
Mais après la chute des Girondins, Fabre d’Eglantine
rejoint la faction des Indulgents. Il est accusé, peut-être à tort,
d’avoir recherché principalement le profit dans les remous de la vie
publique : en 1790, il aurait proposé au ministère de la Marine,
contre trois millions, de pousser les Jacobins à se montrer favorables
à la monarchie. On dit aussi qu’il aurait reçu de l’argent du roi
à la veille de son exécution.
Arrêté le 18 mars 1794 sur l’accusation, peut-être
fausse, d’avoir falsifié un décret de la Convention nationale
relatif à la liquidation de l’ancienne Compagnie des Indes, il est
jugé le 30 mars et guillotiné le 5 avril, en même temps que Danton.
L’hiver est rigoureux, il fait un temps épouvantable,
les travaux n’avancent guère et l’artiste inquiet, doit régler
chaque jour 28 francs, auxquels s’ajoutent 20 francs de charges pour
chacun de ses sept ouvriers.
Le chantier est entouré d’une haute palissade, de
toiles de jute et de bâches. Il n’y a rien à voir ! Le maître
travaille, semaine après semaine. Les plus jeunes enfants essayent bien
de regarder par les interstices ce qui est caché ; les adolescents
grimpent sur les remparts, face au cimetière ; les adultes groupés
chaque dimanche sous les platanes n’imaginent pas l’impressionnant
monument de plusieurs tonnes, encore moins sa terrible signification,
qui est en train d’être érigé par souscription publique à la mémoire
des Enfants de Limoux morts pour la France durant la grande guerre de
1914-1918.
Plusieurs mois passent, la pluie gêne les opérations
de montage, Madame Dardé est venue à Limoux rejoindre son époux car
son absence se prolonge. L’argent commence à manquer. Pourtant, l’éloignement
de l’artiste avait été prévu et le marché convenait que le
soubassement serait à la charge de la Ville, ce qui avait été réalisé.
Paul, Adolphe, troisième et dernier enfant de Marie
Philomène et de Fulcran Dardé, est mis au monde le 4 juillet 1888 à
quatre heures du soir, au petit village d’Olmet, dans l’Hérault, près
de Lodève.
L’heure d’apprendre à lire avait depuis quelques
temps sonnée, lorsque sa mère, en fervente catholique, le fait
inscrire à l’école des Frères. Auparavant, Philomène s’en était
abstenue, estimant que l’enfant était encore trop petit pour partir
seul le matin ; car, même en coupant à travers champs, il y avait
un bout de chemin de la maison à l’école. En 1898, malgré les
efforts des républicains, Jules Ferry et Ferdinand Buisson,
l’enseignement obligatoire depuis les années 1880 n’était toujours
pas gratuit et restait en Languedoc aux mains du clergé local. Bref,
chez les Frères, Paul reçoit une tardive, mais solide instruction
primaire du niveau du certificat d’étude de l’époque.
Son premier devoir consiste à aider un peu son père
aux travaux de la ferme. Et quand il ne va pas à la bibliothèque ;
il commence à malaxer et à façonner joyeusement avec une évidente
dextérité de la glaise. Parfois même, il essaie de donner forme à
quelques blocs de meulière ou de gypse, trouvés par-ci par-là ou
dessine sur quelque pan de mur. Il dira : « J’eus un
jour le besoin de vouloir faire un pied en pierre qui fût semblable à
mon propre pied ».
Grâce aux articles de Camille Mauclair dans la Dépêche
de Toulouse, le sculpteur Paul Dardé est maintenant connu jusque dans
tout le grand Sud-Ouest. Son prestige arrive par Toulouse jusqu’à
Limoux.
Là, le
Comité pour l’érection du Monument aux morts de la ville, constitué
par les associations de mutilés et de combattants, décide de confier
la réalisation à un ancien de la guerre, Grand Prix du Salon des Beaux
Arts de Paris. Cependant, le projet présenté est rejeté par la
Commission départementale, dite Commission d’esthétique, qui siège
à la Préfecture de l’Aude. Il appartiendra au député de la Seine,
Charles Bertrand, Secrétaire général de l’union des combattants,
d’intervenir vigoureusement auprès du ministre de l’Instruction
publique et des Beaux-Arts, pour infléchir l’inique décision.
En tenue militaire, sans arme, le poilu aux
traditionnelles moustaches est représenté expirant, debout, adossé à
un obélisque tronqué de six mètres de haut, surélevé de trois
marches de granit gris.
L’obélisque est l’immortel symbole de la vie
depuis les civilisations pharaoniques, quant au soldat, il maintient
encore de son poids, sous ses pieds, son adversaire ici allégoriquement
figuré par un aigle retourné, toutes griffes dehors. Avec ses yeux
clos, sa barbe de plusieurs jours, ses bras pendants, le col de sa
capote déjà relevé - usage réservé aux morts pendant la grande
guerre - il apparaît pour le profane, comme un « gisant debout ».
L’aigle, lui, emblème de l’Allemagne - bien que vaincu - est sur le
dos, encore plein d’agressivité malgré sa position particulièrement
délicate.
De toute évidence, Paul Dardé avait dès la fin de
la première guerre mondiale pressenti, en ancien combattant et en
artiste prophétique, que de ses grandes ailes et terribles serres, ce
puissant adversaire était susceptible de se redresser rapidement pour
reprendre son vol dominateur. Pourtant à cette époque, aucun artiste
contemporain n’avait osé représenter cet aspect des choses pour ne
pas dire qu’en 1923, « Personne » n’y avait songé !
Aussi, quand l’immense et lugubre soldat de 4 mètres
50 de hauteur, d’une largeur de 2 mètres, d’une épaisseur d’un mètre,
fut dévoilé alors que l’on n’avait expliqué à personne la double
signification : « Le prix de la guerre » et « L’espoir
de paix par la vigilance », nul ne pût le comprendre et l’apprécier
à sa juste valeur. Dardé avait conçu à Limoux un terrible mais grand
monument porteur d’un message intemporel, d’un réalisme tragique et
il ne recevait que surprise et désapprobation.
« Mille dious » ! entendit-on ;
des cris de honte fusèrent ; les plus modérés affirmèrent que
c’était laid ; enfin on surnomma pour toujours la grandiose réalisation
du prodigieux artiste Paul Dardé. Les moins instruits l’appelèrent
simplement « L’homme » ; les autres non moins
narquois « Le gisant debout ».
Le Comité, composé des associations de mutilés et
d’anciens combattants, avait organisé dès le samedi soir 23 février
1924, au théâtre, une veillée du souvenir, particulièrement émouvante,
destinée à préparer l’acte solennel du lendemain. Cette soirée fut
empreinte du souvenir des chers disparus. Elle débuta aux accents de la
« Marseillaise » exécutée par la Société symphonique,
que toute l’assistance écouta dans le plus grand recueillement.
Le dimanche matin à 9 heures, eut lieu la cérémonie
religieuse. Le chant de la messe à trois voix était dirigé par
l’auteur, Monsieur Pic, directeur de la Banque de France à Tarbes,
qui l’avait composé dans les tranchées durant les longues veillées
d’armes. A l’évangile, Monsieur l’Archiprêtre précisa en ces
termes le sens de la cérémonie : « C’était le samedi
soir, 31 juillet 1914, vers 4 heures, un glas prolongé, lugubre, étendait
sa lamentation d’un bout à l’autre de la France. Il annonçait à
nos vallées, à nos plaines, à nos montagnes, que l’ennemi héréditaire,
le Prussien altéré de sang, venait de violer nos frontières et
souillait le sol de la Patrie. Quatre années durant, chère Ville de
Limoux, nous avons connu l’agonie de ce supplice : apprendre de
nouvelles morts et trembler pour les vies restées sauves. La centaine
et plus de nos enfants les plus beaux, les plus braves, les meilleurs,
sont tombés comme des feuilles en automne et ne reverront plus leur
foyer désert ».
La neige tombant à gros flocons, le Comité décida
qu’en raison de l’excessive rigueur de la température, la cérémonie
au Monument consisterait simplement à la remise de ce dernier à la
Ville, à sa réception par Monsieur le Maire et à l’appel des morts
et qu’elle se terminerait au théâtre où seraient prononcés la
plupart des discours. Un froid très vif avait succédé à la neige. Dès
13 heures, de nombreux groupes stationnaient devant la mairie. Le cortège
se forma rapidement. Monsieur Renard, Préfet de l’Aude, présidait la
cérémonie, entouré de MM. Constans, Député-Maire, Milhet, député,
Lacroix, sous-préfet, du docteur Prax, conseiller général, colonel délégué
par la 16ème région, de M. Litzow, délégué de l’union nationale
des combattants et des représentants des corps élus constitués.
A 14 heures, le cortège se rendit au Monument. Durant
tout le parcours, la Musique municipale et le Réveil Limouxin jouèrent
des marches funèbres. Le cortège arriva à l’avenue d’Alet où,
devant le cimetière, les familles des morts et les enfants des écoles
à qui des places avaient été réservées, entouraient le monument.
Les gymnastes de la société « Les Enfants de Limoux »
montaient la garde. Les drapeaux de toutes les associations et sociétés
prirent place et lorsque le voile tricolore recouvrant le monument
tomba, la « Marseillaise » éclata, les têtes se découvrirent
et M. Tisseyre, président de l’Association des Mutilés, remit le
Monument à Monsieur le Maire.
« Au ciseau de M. Dardé, nous devons l’exécution
de cette œuvre. Je voudrais savoir traduire tout ce que, à mon sens,
elle a de beau, de particulier, soit dans sa conception, soit dans sa sévère
exécution. Oui nous avons abattu l’aigle. Il est renversé, vaincu,
terrassé, il roule aux pieds de son vainqueur, mais combien de morts
sous nos yeux le dominent. Le caractère sévère et robuste de cette œuvre
en fait toute sa beauté ».
Deux glorieux mutilés, MM. Labatut et Mas procédèrent
à l’appel des 263 Enfants de Limoux Morts pour la France.
C’est parce que Fabre d’Eglantine a chanté Limoux ;
surtout parce qu’il a fait état dans ses poèmes et romances de la
Colline de Montréalat dominante, que le Conseil municipal, réuni en séance
le 20 septembre 1957 sous la présidence du maire François Clamens, décide
à l’unanimité de prendre en considération un vœu émis par le
comité directeur du Syndicat d’Initiative et de donner le nom du célèbre
Conventionnel à la partie de la route nationale 118, délimitée par
l’intersection avec l’avenue du Maquis d’une part, la rue de la
Goutine d’autre part, dénommée jusqu’alors, route d’Alet.
Puis, le 12 février 1963, il est dit que la délimitation
devra être prolongée jusqu’à l’intersection avec le chemin départemental
N° 121 - c’est-à-dire la route de Magrie – où prendra naissance
la première et future Zone Industrielle.
Quelques mots encore et quelques anecdotes ne seront
pas superflus pour satisfaire la curiosité légitime du lecteur
ignorant - c’est possible - l’état « champêtre » dans
lequel se trouve cette partie de la ville au XIXe siècle.
Une fois les remparts franchis, nous sommes véritablement à la
campagne ! Dans un endroit assez désert, choisi par le maire Oscar
Rougé pour l’implantation du nouveau cimetière Saint-Martin créé
sur un terrain acquis à Philippe Rougé (tiens, tiens, on parlerait de
nos jours d’ingérence), domicilié, 4, rue de la Brèche, afin de
suppléer l’ancien cimetière de l’hospice, situé derrière la
porte Saint-Antoine, désaffecté par l’arrêté du 27 juin 1879.
D’un côté subsistent les vestiges de la chapelle
du Crucifix ; de l’autre existe un champ de tir où s’exercent
la garnison, la gendarmerie, les enfants de troupe ; où l’on
tire les feux d’artifice jusqu’à ce que surviennent de terribles
drames. Plus loin, entre le sommet de « la cible » et
l’octroi, sur l’emplacement destiné au futur gymnase, vers
l’ancien garage Capdevilla et la villa Saint-Jean, se trouve le dépôt
des tanneries de la ville. En cet endroit fût servi le plus
impressionnant vin chaud resté dans la mémoire des hommes, lorsqu’en
1870, Léonce de Guiraud, le fils de l’académicien, remporta les élections
législatives.
©
Gérard JEAN
|